Deux points ont retenu mon attention les dernières semaines :
- Un journal m’a interviewée, au départ sur le Quiet Quitting, auquel j’ai dit ne rien connaitre de particulier ; j’ai indiqué que je connaissais plutôt le phénomène inverse de sur engagement, ce qui a intéressé la journaliste et a donné lieu à cet article
- La publication d’un rapport de l’institut Montaigne sur la placardisation.
Je me réjouis de l’intérêt portée à ces questions qui concernent notre rapport au travail.
Cela m’a donné envie de réécouter Christophe Dejours, et ce qu’il a à dire sur la centralité du travail : pourquoi les gens se sur engagent ? pourquoi la placardisation entraine une dégradation de l’état de santé ? Et également de revenir sur des recherches que nous avions menées avec des collègues sur le sur engagement au travail.
La centralité du travail
Christophe Dejours, Yves Clot, et bien d’autres chercheurs ont travaillé sur cette idée que le travail est central dans notre la construction de notre identité et de notre santé.
Nous savons que cela dépend de ses conditions de réalisation.
Mais la pensée de ces auteurs insiste sur le fait que le travail offre des possibilités que l’on ne trouve pas ailleurs. Par travail il faut entendre « ce qu’implique, du point de vue humain, le fait de travailler : des gestes, des savoir-faire, un engagement du corps, la mobilisation de l’intelligence, la capacité de réfléchir, d’interpréter et de réagir à des situations, c’est le pouvoir de sentir, de penser et d’inventer, etc. […] ce n’est pas en première instance le rapport salarial ou l’emploi, c’est le « travailler » c’est-à-dire un certain mode d’engagement de la personnalité pour faire face à une tâche encadrée par des contraintes (matérielles et sociales). » (Dejours, 2009).
A la lecture de cette définition, nous voyons que ce que nous engageons dans le travail est bien plus que du temps, ou des actions mécaniques. Dejours dit dans une interview que « lorsque le travail offre cette possibilité d’être créatif, on sort du travail plus intelligent ». Il prend l’exemple de l’artisan qui se bat avec la matière, et qui à force d’essayer, de tâtonner, parvient à en faire ce qu’il attendait. Cette « résistance du réel », c’est véritablement là que se situe l’expérience du travail, et dont on ressort grandi. Nous avons pu agir sur le monde, et nous nous sommes transformés à l’issue de cette confrontation au réel… et nous nous sentons mieux : « j’y suis arrivé, je suis satisfait ! »
La rupture du contrat psychologique avec l’entreprise
Les éléments ci-dessus montrent ce qui nous pousse à nous engager au travail : vaincre le réel, se dépasser, développer des habiletés, obtenir des résultats … sont autant de moteurs de l’action.
Qu’est-ce qui fait qu’un jour on va trop loin, au risque de la rupture, voire du Burn Out ?
Une de mes premières interventions portait sur ce sujet : nous avions avec mes collègues mis en évidence deux facteurs :
- Le contrat psychologique avec l’entreprise : nous nous faisons une idée de ce que l’entreprise attend de nous. Cette représentation est liée à notre expérience, et aussi à ce que l’entreprise véhicule comme message, communique de ses attentes, au travers de multiples canaux (communication d’entreprise, entretiens annuels, objectifs donnés …). Nous avons également une représentation de ce que l’entreprise nous doit en retour.
- Le contrat narcissique : en échange de la reconnaissance apportée par l’entreprise, et de la place offerte au sein d’un groupe (l’entreprise, une équipe …), le salarié apporte son adhésion aux valeurs de ce groupe, ainsi que sa contribution à la pérennité du groupe.
Autrement dit, des processus conscients et inconscients nous entraînent vers l’engagement au travail, et génèrent également des attentes vis-à-vis de l’entreprise.
Or, lorsque l’entreprise ne donne plus ce que l’employé en attend, il peut y avoir une rupture du contrat psychologique définie comme « l’incapacité des organisations à répondre à la contribution d’un employé, tel que ce dernier croit qu’elles devraient le faire » (Rousseau, 1989, dans Desmarais,2010).
Les conséquences de cette rupture du contrat ont été étudiées, avec des risques majeurs sur la santé : il existe « un lien entre la perception d’une violation du contrat psychologique et la dégradation de l’état de santé psychologique des personnes reçues en consultation » (Trentzsch-Joye, 2011)
Sur engagement
En reprenant les modèles ci-dessus, on petit donc expliquer le sur engagement par :
- La centralité du travail dans notre processus de construction identitaire et le développement de notre santé ;
- Les croyances par rapport à des attentes de l’entreprise élevé vis-à-vis de soi (je pense que l’entreprise attend de moi que je me donne beaucoup) ;
- La recherche d’une reconnaissance et d’une place au sein de cette entreprise ;
- L’adhésion aux valeurs du groupe (surtout lorsque celles-ci véhiculent le culte de l’excellence) et la volonté de contribuer à la pérennité de l’entreprise.
Placardisation
Pour expliquer pourquoi la placardisation est si mal vécue, on peut reprendre les mêmes concepts :
- En l’absence de travail la construction de notre identité et de notre santé échoue ;
- La compréhension que l’entreprise n’attend plus rien de moi, entraîne un sentiment d’inutilité ;
- La perte de la reconnaissance et de la place au sein de l’entreprise nous coupe du lien social dont nous avons besoin ;
- Un éventuel conflit de valeurs, par ex. entre les valeurs du groupe auxquelles on croyait et qui ne font plus sens dans la situation que l’on vit.
Références
Dejours, C. (2009). Travail vivant. 2 : travail et émancipation. Paris : Payot
Desmarais, C., Dubouloy, M. (2010). Une double grille d’analyse pour évaluer les situations de cadres… en difficulté : du contrat psychologique au contrat narcissique. Érès | « Nouvelle revue de psychosociologie » 2010/2 n° 10 | pages 223 à 242
De Gaulejac, V., Aubert, N. (1991). Le coût de l’excellence. Paris : Seuil.
Trentzsch-Joye, S. (2011). Rupture du contrat psychologique, stress et souffrance au travail : une recherche réalisée au sein du dispositif souffrance au travail du CHU Toulouse-Purpan.